
C’est une très belle exposition de Niko Pirosmani (ou Pirosmanachvili) que, après l’Albertina, la Fondation van Gogh présente à Arles (jusqu’au 20 octobre); ce n’est pas la première en France, après les Arts Décos en 1969 (sa première exposition hors de l’orbite soviétique), le Musée d’art naïf de Nice en 1983, Nantes en 1999 et le musée Zervos à Vézelay en 2008 (et peut-être d’autres que j’oublie). Pirosmani que, pour ma part, j’avais découvert à Tblissi en 2004, n’est donc pas un inconnu en France, mais il est méconnu, et cette exposition soulève des questions intéressantes sur sa vie et sur son oeuvre.

Pirosmani est un homme du peuple, qui, après divers échecs professionnels et diverses déconvenues amoureuses (la plus belle, peut-être apocryphe, est qu’il dépensa tout son argent en roses rouges pour cette actrice française de passage, Marguerite de Sèvres), vécut en marginal nomade, sans domicile fixe, peignant enseignes et tableaux pour les petits commerces de la ville, les échangeant contre boisson, gîte et couvert, mais aussi peignant pour son bonheur propre. Vivant dans une société en pleine mutation entre deux siècles, entre un passé fier, rural et idyllique, et une modernité faite de domination russe, d’urbanisation et d’industrialisation, la majorité de ses toiles sont des témoignages de ces deux facettes de la culture géorgienne, et des tensions que cela peut entraîner (comme par exemple dans le tableau très virulent de l’achat d’un bébé par des millionnaires à une femme pauvre (en haut). Pirosmani mourut à 55 ans le jour de Pâques 1918, trois semaines avant la proclamation d’une éphémère Géorgie indépendante sur les ruines de l’empire tsariste (que les Soviets élimineront en 1921 pour 70 ans).

Donc Pirosmani peint, pour l’essentiel des scènes vues : à la différence du Douanier Rousseau (auquel on le compare trop souvent; une comparaison bien plus pertinente serait Dominguez Alvarez, lui aussi peintre du peuple, qui, à Porto, payait aussi son écot avec ses toiles), Pirosmani n’est pas un peintre onirique, il ne représente pas des scènes rêvées, fantasmées. Excepté la toile représentant la guerre russo-japonaise (ci-dessous) et peut-être quelques animaux exotiques (un cirque a-t-il ou non montré une girafe à Tbilissi ces années-là ? Grave question. Comme le Rhinocéros de Dürer …), tous ses sujets sont des scènes qu’il a vues (et parfois transposées, faisant des convives des princes), des histoires avec lesquelles il est familier, des hommes et des femmes qu’il côtoie, des animaux qu’il a observés (et à qui sa peinture confère une vraie personnalité : ah, le regard si doux de la girafe …).

Une de ses scènes favorites est le banquet, non pas n’importe quel banquet, mais le rituel noble du banquet et des toasts, qui est un élément essentiel de la culture géorgienne : la personne la plus respectable de l’assemblée, le «tamada», porte des toasts en commençant par Dieu, la patrie, les héros, puis les personnes présentes, chacun se lève et boit cul-sec, et personne n’est ivre. Je me souviens d’un banquet à Gori (une amie traduisait pour moi) où le tamada porta un toast à Staline, natif du lieu, puis me regardant du coin de l’oeil et voyant ma mine déconfite ajouta : «Bon, en honneur au Français, le toast sera pour Staline et De Gaulle ensemble» et j’ai levé mon verre. Donc ce rituel social codifié est très présent dans les toiles de Pirosmani (qui n’est nullement un asocial, un marginal, mais est au contraire très ancré dans la culture populaire de son pays), avec des scènes rigides, très posées, sans doute plus symboliques que vraiment réalistes, où le temps est suspendu (aucun banquet dans l’exposition, sauf erreur). L’essai de Gottfried Boehm dans le catalogue évoque le portrait de groupe hollandais, tel que remarquablement analysé par Aloïs Riegl : s’il y a bien des similarités dans la facture, le rôle socialement glorificateur de la peinture est par contre absent chez Pirosmani.

Et quand les artistes bourgeois de Tbilissi veulent l’honorer, il les remercie de manière fort ironique en suggérant qu’au lieu de lui donner de l’argent, ils bâtissent ensemble un lieu de convivialité où boire et manger à souhait. De ce point de vue, Pirosmani est aux antipodes du Douanier Rousseau : ce dernier veut être reconnu comme artiste, veut être intégré dans les cercles de l’avant-garde, il joue le rôle du naïf. Pirosmani s’en moque complètement; il crève de faim et n’a pas de toit, mais il ne va pas se vendre. De même quand les artistes russes d’avant-garde Mikhail Le Dentu (dont le trisaïeul était un émigré français sous la Révolution et le 1er Empire, établi à Saint-Petersbourg) et les frères Zdanevitch le «découvrent», Pirosmani ne leur prête guère attention; certes il leur vend quatre toiles (ou, plus probablement ils les ont achetées à d’autres) qui seront montrées à Moscou dans l’exposition du groupe Gontcharova-Larionov de la Queue d’âne (dont la Femme au bock de bière, ci-dessous), mais cette appropriation paternaliste d’un art vu comme «primitif» par l’avant-garde semble le laisser froid.

A part ces quatre toiles exposées à Moscou, dont on fait grand cas, il faut bien reconnaître que, de 1913 à 1969, c’est exclusivement l’Union Soviétique (et les pays satellites) qui ont mis Pirosmani à l’honneur, avec, dès 1927, 23 toiles de Pirosmani dans l’exposition d’art des peuples de l’URSS pour le dixième anniversaire de la Révolution (il y est le troisième artiste de par le nombre de tableaux), puis de très nombreuses expositions en Géorgie bien sûr, mais aussi à Moscou, Leningrad, Kharkov, Kiev, Odessa, Prague, Varsovie, Berlin Est, Dresde, Bucarest, Budapest, Tallinn, Riga, Kaunas, … Le premier livre sur lui, publié à Tbilissi, date de 1926. Aucun intérêt marqué pour lui à l’Ouest avant 1969. C’est aussi, qu’on le veuille ou non, que Pirosmani est un peintre prolétaire, qui, sans s’inscrire formellement par avance dans ce qui sera défini comme le réalisme socialiste, peint une société de gens ordinaires, et, parfois, de situations sociales révélatrices. Que cela ne convienne guère aux critiques contemporains ne peut pas occulter d’où Pirosmani peint, et quelle est sa place.

Certes, la conservation de ses oeuvres fut complexe : un des frères Zdanievitch s’exila en France tout comme Larionov et Gontcharova, l’autre fut envoyé au Goulag pendant quelques années, beaucoup de leurs oeuvres de Pirosmani (une quarantaine) furent achetées à vil prix par le Musée de Tbilissi. Un exemple intéressant est La Montagne de l’Arsenal la nuit : quand la collection des frères Zdanevitch fut acquise par le Musée de Tbilissi en 1930, Kirill Zdanevitch conserva six toiles, dont celle-ci; en 1957, quand Kirill Zdanevitch était au Goulag, il semble que sa famille, pour faciliter sa libération, ait vendu cette toile à Lili Brik (la soeur d’Elsa Triolet), laquelle la cèda à l’état soviétique pour qu’elle soit offerte à Aragon, qui la reçut donc fin 1957. Lors de sa mise en vente chez Christie’s en 2015, l’oligarque géorgien Bidzina Ivanichvili l’acquérit pour £962 500 et en fit don au Musée de Tbilissi.

Une des caractéristiques fascinantes de la peinture de Pirosmani est sa luminosité, sa capacité à faire ressortir des couleurs simples qui deviennent éclatantes : c’est en effet que presque tous ses tableaux sont peints sur une toile cirée noire (du type de celle utilisée pour la capote des fiacres), non qu’elle fut moins chère que la toile à tableaux, mais elle était plus souple, ne nécessitait pas d’apprêt et elle lui permettait, en faisant ressortir ce fond noir brillant, de donner à ses tableaux cette étrangeté lumineuse (le Médecin ci-dessus est une exception, peint sur carton). Il peint sans perspective, sans profondeur, ses personnages sont souvent frontaux, inexpressifs, dans une simplicté très dépouillée. Pirosmani, même s’il suivit quelques cours de dessin à 20 ans, est foncièrement autodidacte . Contrairement au Douanier Rousseau, il ne s’intègre pas, ni ne traduit ses rêvesen peinture; contrairement à van Gogh, c’est un peintre d’ordre et d’harmonie. Quelle étiquette lui accoler : naïf ? primitif ? brut ? bon sauvage ? Aucune n’est vraiment adéquate.

L’exposition présente aussi quelques oeuvres d’artistes contemporains en écho à Pirosmani : excepté pour la table de roses bleues de Tadao Ando, on peut passer assez vite (voire très vite devant des peintres à la mode, Yoshitomo Nara ou Adrian Ghenie).
L’ultime photo est de l’auteur.
Archivé là.
POUR COMMENTER